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Perpétuité pour 18 hectares de très bonnes terres

En projetant de ponctionner 18 hectares d'excellentes terres agricoles pour construire une maison d'arrêt à Ifs (14), c'est la population de Caen qu'on prive de pain pendant une semaine. Un symbole certes mais Caen la Mer ne dispose-t-elle de friches industrielles ou commerciales pour ce projet d'intérêt collectif ? La profession agricole, et la société civile, posent la question.

Cette artificialisation de terrres à blé équivaut à une semaine de consommation de pain pour la population caennaise.
Cette artificialisation de terrres à blé équivaut à une semaine de consommation de pain pour la population caennaise.
© TG/VA

llll Juillet 2010. Michèle Alliot-Marie annonce la fermeture de 23 prisons vétustes entre 2015 et 2017 dont la maison d'arrêt de Caen. Pour celle-ci, la ministre de la Justice évoque un déménagement dans la Manche, sans doute St-Lô, avec le projet d'un regroupement avec les maisons d'arrêt de Cherbourg et Coutances. «Inacceptable», dénonce le député maire de Caen de l'époque. «Après la dissolution du 18e RT et la fermeture du Quartier Koenig, c'est un nouveau mauvais coup qui est porté à Caen et à son agglomération. Il est temps de revenir à une gouvernance républicaine des affaires de l'Etat. Il est à souhaiter que l'alternance vienne en 2012 remettre en cause cette décision partisane et insensée», déclare Philippe Duron dans les colones de nos confrères de Liberté Normandie.
«Il faut tous nous mobiliser et parler d'une seule et même voix : parlementaires, élus locaux et acteurs du monde pénitentiaire et de la justice en région. Nous devons demander audience auprès de madame la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, et lui présenter une proposition alternative et cohérente dans l'agglomération caennaise,» enchaine Rodolphe Thomas, maire MoDem d'Hérouville-Saint-Clair. Opération déminage réussie puisque la migration manchoise a vite été abandonnée. Caen la mer a donc sauvé sa maison d'arrêt mais le projet d'implantation à Ifs qui semble tenir la corde fait bondir la profession agricole dans toutes ses composantes, voire au-delà.

Des friches industrielles en quantité
Le principal point d'achoppement, et au-delà du manque de transparence que dénoncent certains, réside dans la consommation de terres pourtant classées «agricoles» dans le PLU (Plan Local d'Urbanisation).
Le sauvetage de l'urbanisation par la Safer, avec le soutien des syndicats agricoles, de 84 ha enclavés entre le périphérique caennais et la RN13 grâce au portage financier de Caen la mer, avait nourri de grands espoirs (lire notre édition du 16 février dernier).  «Entre préservation et consommation des terres agricoles, l'équilibre est à trouver», avait alors estimé Jean-Pierre Fontaine, président à l'époque de la Safer Basse-Normandie.
«Biéville-Beuville, Blainville, Courseulles, Douvres, Mathieu, Hermanville (...), autant de centaines d'hectares qui sont en train de disparaitre au profit de lotissements», alerte Henri Le Maitre, élu de la Chambre d'agriculture qui a saisi deux ministres sur la question du gaspillage foncier agricole (lire ci-dessous).
Mais s'il faut bien lotir aux alentours des communes où la population souhaite résider, le choix de l'implantation  d'une maison d'arrêt répond à d'autres contraintes, l'une essentielle étant son accessibilité. Proche d'une gare, dotée d'une bonne desserte routière et pas trop loin du palais de justice... Ce ne sont sans doute pas les seuls mais pour la profession agricole, nul doute, Caen la mer dispose de friches industrielles en quantités suffisantes pour ne pas avoir à taper dans une terre nourricière.

Ça se rapproche
S'il n'est pas directement impacté par le projet, Julien Aubrée (céréalier et la tête d'une activité de pension équine à St-Martin-de-Fontenay) cultivera une parcelle au pied de l'enceinte de la maison d'arrêt si elle sort de terre. «En tant que riverains, nous n'avons jamais été consultés. J'ai découvert, un matin, des engins de travaux publics faire des fouilles sur la parcelle», dénonce-t-il. Membre du syndicat JA (Jeunes Agriculteurs), il dénonce «cette consommation de bonnes terres agricoles. Il y a ici 6 mètres de limons». Et Julien n'y cultive pas de la céréale «glyphosatée». «J'ai réimplanté des prairies pérennes pour augmenter ma surface en paddocks pour chevaux et répondre ainsi à la demande de mes clients qui habitent pour la plupart sur Caen la mer».
Le siège d'exploitation de Julien se situe à 3 km à vol d'oiseau du projet et l'urbanisation galopante grignote un peu plus chaque jour son quotidien et son paysage. «Ça se rapproche de plus en plus», constate-t-il un brin fataliste. Et d'évoquer un autre projet controversé, celui de la plate-forme logistique Carrefour qui se balade de Soliers à Hubert-Folie pour peut-être finalement échoir du côté du haut de St Martin. 18 ha encore.
Avec Ifs, cela représenterait 15 jours de pain en moins pour les Caennais. A défaut de rationner un jour la consommation de terres agricoles, il faudra rationner les produits finis. A moins que l'on fasse le choix de délocaliser l'agriculture de proximité pour produire on ne sait où ? On ne sait comment ?

llll CREPAN
«Nous prouver qu'il n'y avait pas d'autres solutions»
Pour Claudine Joly et Arlette Savary, respectivement présidente et secrétaire du CREPAN, le doute du bien-fondé d'implanter la future maison d'arrêt à Ifs est permis. «Il y a un manque d'informations. Il va falloir nous prouver qu'il n'y avait pas d'autres solutions», insiste-t-on du côté du Comité Régional d'Étude pour la Protection et l'Aménagement de la Nature en Normandie. Loin de vouloir s'opposer à un projet d'intérêt général, Claudine Joly ne cautionne pas pour autant «ce changement d'affectation de terres agricoles qui vient s'ajouter au programme Object'Ifs Sud. Nous aurions préféré que ce soit sur une zone prévue à l'urbanisation. 18 ha de  terres agricoles à bon potentiel, ce n'est pas une surface négligeable. On a besoin de produire». Favorable aux ceintures vertes qui pourraient par exemple être consacrées au maraîchage, favorable à une croissance verticale des villes, défavorable aux super-périphériques, le CREPAN, en l'état du dossier, ne se prononcera pas «pour» mais il n'ira pas non plus sur le terrain juridique. «Nous nous battons pour le plus utile avec nos faibles moyens. On n'a pas attaqué sur d'autres projets privés alors que des centaines d'hectares étaient en jeu», plaide-t-elle en pensant sans doute à DECATHLON ou IKEA avant de poser une dernière question : «que va-t-on faire demain de la friche de l'actuelle maison d'arrêt ?»

llll Propriété privée rurale
«Une séquence ERC amputée des 2/3»
ERC : «éviter, réduire et compenser». Une séquence voulue par le ministère de la Transition écologique et solidaire inscrite dans le marbre de la loi. «La prise en compte de l'environnement doit être intégrée le plus tôt possible dans la conception d'un plan, programme ou d'un projet (que ce soit dans le choix du projet, de sa localisation, voire dans la réflexion sur son opportunité), afin qu'il soit le moins impactant possible pour l'environnement. Cette intégration de l'environnement, dès l'amont est essentielle pour prioriser : les étapes d'évitement des impacts tout d'abord, de réduction ensuite, et en dernier lieu, la compensation des impacts résiduels du projet, du plan ou du programme si les deux étapes précédentes n'ont pas permis de les supprimer», peut-on lire sur le site du Ministère. Mais pour Antoine des Noës, il y a loin de l'esprit de la loi à sa mise en application. «On nous a demandé notre avis sur l'aspect compensation mais absolument rien sur les notions d'évitement et de réduction. Quant à l'étude d'impact, on n'a rien vu», regrette le vice-président du Syndicat départemental de la Propriété Privée Rurale du Calvados. «Notre syndicat alerte l'opinion sur l'extravagance de ce projet,» poursuit Antoine des Noës, par ailleurs expert immobilier et foncier et expert auprès de la Cour d'Appel de Caen. Et de conclure : «la maison d'arrêt à Ifs, pourquoi pas ? Mais qu'on nous démontre que cela ne pouvait pas se faire ailleurs!»


llll chambre d'agriculture
«Stéphane Travert et Nicolas Hulot alertés»
«La Chambre d'agriculture reste très préoccupée par la problématique de la disparition du foncier agricole à tel point que nous avons décidé d'alerter le ministre de l'Agriculture et celui de l'Ecologie sur ce dossier et d'autres. Les courriers sont partis, nous sommes en attente de leurs réponses». Henri Le Maitre, président délégué de la commission agricole et rurale en charge des relations avec les collectivités, ne conteste pas le projet «mais il est mal placé car il va consommer 18 ha de bonnes terres agricoles alors qu'il doit exister d'autres endroits sur Caen la mer pour implanter cette maison d'arrêt. Il aurait fallu associer dès le départ la profession». Et de dénoncer quelques anachronismes : «ce projet fait l'objet d'une procédure de Déclaration d'Utilité Publique (DUP) mais les dispositions de PLU (Plan Local d'Urbanisme) ne permettent pas en l'état actuel sa réalisation alors, on adapte les documents d'urbanisme». Parallèlement, on semble s'affranchir de la proximité immédiate d'une ligne THT (Très Haute Tension) et d'une conduite de gaz. «La terre ne nous appartient pas, nous l'empruntons à nos enfants, se plaît à rappeler l'élu de la Chambre d'agriculture qui fut également vice-président de Caen la mer. Avant tout projet d'urbanisation, on devrait regarder de près la qualité des sols en se référant par exemple à la cartographie établie par Vigisol avec le soutien de la SAFER. Ne peut-on pas construire cette maison d'arrêt sur l'ancien site de la SMN à Colombelles ou celui de caserne Koening (ex 18ème RT) à Bretteville-sur-Odon ?», propose publiquement Henri Le Maître.

llll URDAC
«Au final, c'est le préfet qui décide»
«Je siège à la CDPENAF(1) où nous nous sommes exprimés sur le sujet mais j'ai l'impression que notre avis n'est absolument pas pris en compte. Les politiques se donnent bonne conscience en mettant en place des outils de protection du foncier agricole mais, à la fin, c'est le préfet qui décide». Jean-Jacques Pesquerel, président de l'URDAC (Union pour le Renouveau de l'Agriculture dans le Calvados), avoue son inquiétude. «Encore une fois, on va consommer de la très bonne terre agricole. On se dira peut-être un jour que c'était une erreur mais il sera trop tard. Quand la terre agricole est artificialisée, c'est fini. Il faudrait mieux, en premier lieu, se préoccuper de réhabiliter les friches industrielles ou commerciales. Il n'est pas question pour nous de nous opposer au développement économique mais on peut se demander où on va cultiver demain du côté de Caen». Et de s'interroger sur le rôle de la CDPENAF : «se donner bonne conscience!» propose-t-il.

(1) : la Commission départementale de consommation  des espaces agricoles a  été mise  en place en 2012 pour lutter contre l'artificialisation des terres agricoles avec pour objectifs de maintenir une agriculture durable, préserver le foncier agricole, assurer le développement  équilibré du territoire et réduire de 50% le rythme de consommation des espaces agricoles


llll FDSEA

«Un crime contre les générations futures»
Patrice Lepainteur, représentant de la FDSEA à la CDPENAF, a le dossier «gaspillage foncier» chevillé au corps depuis presque 30 ans, l'époque où Rémy Pautrat, grand serviteur de l'Etat et attaché à la terre au sens noble du terme, était préfet du Calvados. «Il y a plusieurs décennies, on consommait l'équivalent d'un département en terres agricoles tous les 10 ans. Puis, tous les 7 ans, tous les 5 ans... Depuis, et au travers de la loi de modernisation, le législateur a fixé pour objectif en 2020 une diminution de 50 % de ce gaspillage. On y arrivera sans doute pas mais c'est la preuve d'une prise de conscience des pouvoirs publics», reconnait-il. Mais une prise de conscience qui n'a pas encore conquis les décideurs locaux. «Selon les chiffres publiés par Agreste, le Calvados et plus particulièrement Caen et sa grande ceinture de moins en moins verte, fait figure de mauvais élève de la classe». Alors quand la CDPENAF émet un avis défavorable à l'implantation de la maison d'arrêt à Ifs alors qu'il semble parallèlement que la décision soit déjà prise, le représentant syndical sort de ses gonds. «Cette commission est représentative de la société civile et en constitue le porte-parole. Des agriculteurs y siègent à côté de représentants d'associations environnementales et nous ne sommes pas entendus. Ce n'est pas normal». Et d'enchainer : «ce projet et les autres, sur ce territoire de proximité et ses terres d'excellence, c'est un crime contre les générations à venir. L'arme alimentaire est une réalité.  On pourra toujours nous dire que si, demain nous ne sommes pas autosuffisants, on importera des produits agricoles de je ne sais où. Mais à quel prix ? Dans quelles conditions sanitaires ? Avec quels cahiers des charges environnemental et social ? Pour quel bilan carbone ?» Alors, du côté de la FDSEA, on se bat pour que les portes du pénitencier ne se referment pas sur la Ferme Calvados. .

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